« Saperlipopette, vous avez l’air tout malade, m’sieur. »
Mikaël retire ses chaussures, doucement. Il a l’air épuisé. Faut dire que le soleil tape dur dans les champs. Ceux qui habitent à Emin ont de la chance : les maisons en pierre sont plus fraîches que nos maisons d’agriculteurs.
« Zut, je ne me sens pas très bien… »
Il tangue d’un côté, puis de l’autre.
— M’sieur ?
Je cours lui chercher une chaise en bois. Mon beau soleil, qu’est-ce que tu as fait à mon Mikaël ? En voyant la chaise, les yeux du tout-malade s’ouvrent en grand.
« Merci Coralie, merci ma petite… Zut alors ! »
Il s’affaisse dessus, comme un poids mort.
— De l’eau ? je lui demande.
Il acquiesce. Je fonce dans la cuisine lui prendre un verre. Je lui tends le contenant avec mes petites mains d’enfant et je le fais boire comme ça.
« Zut, Coralie, qu’est-ce que je ferais sans toi ? »
— Et moi, m’sieur ? Sans vous, je serais toute malade comme les autres.
Mikaël secoue la tête, il chasse un mauvais souvenir. Je sais lequel. Heureusement que mon beau soleil m’a mise sur le chemin de Mikaël. Papa et maman sont morts de la peste. Depuis, Mikaël, le voisin, m’héberge.
— Qu’as-tu fait aujourd’hui, Coralie ?
Il tente de changer de sujet.
— J’ai nettoyé votre paillasse, la mienne aussi.
Il met une main devant son visage, dépité.
— Coralie… Je t’ai déjà dit que tu étais jeune. Ne travaille pas, amuse-toi avec les autres enfants.
— Mais je ne veux pas ! Je suis grande. Saperlipopette ! Les enfants dehors, ils sont comme tout le monde : ils sont gris, tout fin, tous malades !
— Et moi alors ? Zut. Je suis épuisé. Je finis comme eux. Mais ces champs de blé sont interminables, il y a toujours quelque chose à faire. Et faut bien troquer ici et là si tu veux qu’on continue de manger à notre faim.
— M’sieur ?
— Coralie ?
— Il y a quoi, au port ?
— Zut, Coralie ! C’est toujours la même histoire ! Ô grand Soleil, arrête de me parler de ce fichu port.
— Saperlipopette, mais pourquoi vous m’interdisez d’y aller, m’sieur ?
— Zut, passons… As-tu vu le voisin passer aujourd’hui, Coralie ?
Encore une fois, Mikaël change de sujet. Qu’il est chafouin !
— Oui, il nous a déposé deux tranches de pain pour vous remercier de l’avoir aidé. Vous aidez tout le monde, m’sieur, z’avez bon coeur ! Je vous ai mis ça sur l’assiette là-bas. J’y ai mis de la persillade dessus pour donner un peu de goût.
— Coralie, tu es adorable. Je vais manger puis vite dormir.
— Allez-y, m’sieur !
Il se relève lentement de sa chaise. Le travail dans les champs l’épuise. Dur d’être paysan. Il prend son assiette et monte les escaliers.
Juste avant d’atteindre la dernière marche :
— Coralie ?
— Oui, m’sieur ?
— Merci.
— De quoi, m’sieur ?
— D’être là.
Puis il rentre dans la chambre.
Je regarde par la fenêtre. Le soleil se couche. Saperlipopette ! C’est le moment parfait pour aller voir ce que cache le port. Désolée, m’sieur, je pense tout bas.
Je sors dehors. Il fait encore drôlement chaud. Pieds nus, j’essaie d’éviter au maximum la paille qu’ils ont posée sur la terre. Ça me pique !
À cette heure-là, il n’y a plus grand monde. Je cours vite. J’ai peur de m’absenter trop longtemps. Et si Mikaël décidait de ne plus dormir ? Je suis entourée de champs. Des labyrinthes. Ô grand Soleil, c’est toi qui fais pousser tout ça ? Le grand soleil est devant moi, derrière la mer. On dirait qu’il me regarde. Mais c’est qu’il est muet ! Petit à petit, la terre se transforme en sable. Un sable fin, doux, chaud. Je ne suis jamais venue sur cette plage, car là-bas, il y a le port. Qu’est-ce qu’il cache, ce port ? Je monte sur un ponton en bois. Il y a des pas dessinés avec de l’eau ici et là. À qui appartiennent-ils ? Trois m’sieurs sont assis sur des boîtes en bois. Ils sont en face de… d’un quoi ? C’est quoi, ça ?
— Pfiou, on en a eu du travail !
— Ah ça… répond un autre.
— Du travail dans les champs comme m’sieur Mikaël ?
Les trois hommes se tournent vers moi. Ils ont tous les trois un collier de corbeau. Ça me fait froid dans le dos. La mer fait du bruit. Mais les hommes ne parlent pas. Ils sont devenus muets comme mon beau soleil ? Saperlipopette !
Alors je regarde autour, ailleurs, mais je ne vois rien. Le port n’a rien à cacher ! À part ce grand truc qui flotte sur l’eau. À quoi ça sert ? Les hommes ne me causent pas, ça m’énerve. Ni une, ni deux, je monte dessus ! Tant pis.
Mais l’un d’entre eux me rattrape par l’épaule :
— Ne monte pas sur notre bateau, gamine !
— Ah ça y est, tu parles, toi, maintenant ? Saperlipopette !
Je suis un peu hautaine, mais tant pis. Il me montre son collier de corbeau du doigt et me tourne le dos. J’y comprends vraiment rien !
✧
Cette nuit, j’ai bien dormi. Mikaël aussi.
Il ne sait même pas que je suis allée au port. Il est déjà parti dans les champs, s’occuper du blé. Je ne le verrai que ce soir, quand il fera nuit. Il me manque déjà, m’sieur Mikaël.
Je sors dehors. Il y a bien plus de monde qu’hier soir.
Là-bas, au sol, il y a un ancien. Il a connu la Grande Catastrophe, celle qui a tué presque tout le monde. Mais mon beau soleil, lui, l’a épargné.
— M’sieur l’ancien ?
— Coralie ? Ça fait plaisir de te voir. Comment va ton moral ?
— Toujours bien, m’sieur. Rien ne me rend triste tant que mon beau soleil est là.
— Une vraie battante, Coralie. Que veux-tu ?
— Ça sert à quoi, un bateau ?
— À se déplacer sur l’eau.
— Et ça sert à quoi de se déplacer sur l’eau ?
— À aller sur d’autres îles.
— Il y en a d’autres ?
— Six autres.
— Il faut un collier de corbeau pour voyager ?
— Oui.
— Ça sert à quoi ?
— À voir comment c’est ailleurs, à marchander.
— Il y a un inconvénient à ça m’sieur l’ancien ?
— Tu ne pourras plus parler avec ton entourage.
— Quel entourage m’sieur ? Ma famille est morte.
L’Ancien ne me répond pas.
— Ils sont tout gris, ailleurs ? Tous malades ?
— Je n’en sais rien. Peut-être qu’ailleurs ils mangent mieux, oui…
— Saperlipopette ! Je veux y aller !
L’ancien rigole, se relève et s’éloigne.
✧
J’ai déjà préparé la chaise en bois. J’ai un verre d’eau dans la main. Je n’attends plus que m’sieur Mikaël rentre. La porte s’ouvre. La silhouette s’affaisse sur la chaise. Je lui tends le contenant qu’il saisit.
— Merci Coralie.
— M’sieur ?
— Oui ?
— Je veux voyager. Partir du port, aller voir d’autres îles.
M’sieur devient pâle. Le gris s’estompe… et devient blanc. Il comprend que je n’ai pas suivi ses consignes.
— Tu veux me laisser seul ici, sur l’île Saisonnière ? Comment es-tu au courant ? Zut !
— On s’en fiche, m’sieur. Saperlipopette ! Partons tous les deux. Prenons un collier de corbeau. Empruntons un bateau, et partons à l’aventure ! Je veux découvrir d’autres îles, des visages colorés, des sourires… Suivons le soleil ! Mon beau soleil !
— Viens là.
Mikaël ouvre ses bras en grand. Je le prends dans mes bras, et il me serre fort contre lui.
— C’est d’accord. Devenons des Oubliés tous les deux, Coralie. Partons à l’aventure.
✧ CODE DES OUBLIÉS ✧
Ratifié par les conseils des sept îles
Article 1 – Définition
Les Oubliés sont des individus reconnus comme intermédiaires officiels entre les îles. Ils sont les seuls habilités à voyager librement par mer et à échanger biens, ressources et informations.
Article 2 – Statut
Un Oublié ne possède aucune terre, maison ni attache territoriale. Il porte obligatoirement un collier représentant un corbeau, symbole de son statut.
Article 3 – Libertés et restrictions
– Un Oublié peut :
Accoster sur toutes les îles autorisées par un Antiquaire. Participer aux systèmes de troc. Communiquer avec d’autres Oubliés ou avec les Antiquaires.
– Un Oublié ne peut :
Créer de liens avec les habitants.
Article 4 – Sanctions
Toute personne locale qui adresse la parole à un Oublié encourt une punition publique (fouet, bannissement). L’Oublié fautif sera également sanctionné, par flagellation.
Article 5 – Rôle des Antiquaires
Chaque île dispose d’un Antiquaire, chargé :
De délivrer les billets de passage. De recenser les Oubliés en circulation. D’assurer un lien neutre entre communautés et navigateurs
Article 6 – Décision
Le statut d’Oublié est volontaire, mais irréversible.